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Orlando Consulting
16 août 2011

Artefact

"Voilà, Docteur, je viens vous voir pour mon mari. Il ne va plus du tout.
Mais quelle idée !
Pour une fois que je me suis rebellée, que j'ai insisté pour regarder Arte plutôt que me taper l'éternel match de foot qui ressemble à tous les autres. Pour une fois que j'ai eu gain de cause. Pour une fois, j'aurais mieux fait d'avaler ma langue.
Car figurez-vous qu'Arte a mené, en l'espace d'une heure, mon homme à la déraison.
Maintenant, je sais. Il est fou.
Ce soir-là un reportage relatant le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle a déréglé mon Raymond.

Patatras ! Un mercredi soir, à l'heure où les honnêtes gens attendent les ralentis, insultent les arbitres et répondent par téléphone à des questions débiles pour gagner des téléviseurs qu'ils ont déjà, le père de mes enfants a reçu un appel de Dieu, une révélation, qui par définition ne prévient pas. Qu'elle ne le prévienne pas lui, je comprends, mais moi, sa femme, fidèle épouse depuis si longtemps, elle aurait pu me prévenir. Histoire de me préparer un peu. Que je puisse anticiper, m'y faire. Mais non les révélations ne sont pas solidaires, elles désignent, visent et frappent. Tant pis pour les dégâts conjugaux et collatéraux.

Mais quelle idée !
Ça fait deux ans que ça dure. Monsieur prépare son pèlerinage et Saint Jacques n'a jamais vu illuminé plus rigoureux et appliqué.
Après avoir vendu les deux appartements parisiens qui arrondissaient nos fins de mois, il a négocié un licenciement qui ressemble fort à une retraite anticipée. Puis il a aménagé le garage en je ne sais quoi puisque je n'ai pas le droit d'y pénétrer.
Je suis inquiète, Docteur. Il marche bizarrement, la tête un peu penchée sur le côté et les yeux dans le vague, comme s'il communiquait avec une force céleste.

Il est devenu spécialiste en chaussures de randonnée, en techniques de survie, en aliments lyophilisés, en GPS et cartes IGN et en équipements en tous genres.
Les relevés de comptes m'informent de ses fournisseurs principaux, Vieux Campeur etDécathlon mais aussi Le Pélerin et d'autres noms pas très catholiques.
Je l'ai vu revenir à la maison avec des sacs à dos de toutes les couleurs. J'ai cru qu'il en faisait commerce, mais j'ai compris qu'il les testait, tous, toutes les marques, avec renforts et sans renforts, chauffants ou avec ventilation, petits, grands, moyens. J'ai même cru en voir un avec un panneau solaire. Quand je vous dis qu'il est fou !
Raymond part tous les matins, équipé comme un bourricot pour s'entrainer. Il marche et prend des notes. Le soir, il revient et s'enferme. Hier, il a fait sa sortie avec une sorte de carriole à roulettes qu'il avait accroché à la ceinture. C'est pas bête remarquez, ça soulage le dos.
Il a décidé Saint Jacques tout seul. Pour lui tout seul. Et s'est muré dans le silence. Un silence mystique beaucoup plus inquiétant que ses colères primaires auxquelles les enfants et moi avions fini par nous habituer.
Plus un verre d'alcool, plus une sortie, Monsieur est ailleurs. J'ai peur Docteur.

L'autre jour, à la boulangerie, j'ai surpris une fin de conversation à propos de "l'original'. J'avais honte.
Mais il était où le problème ? Elle était où la faille ? Tout allait bien. Oui, je sais, côté bagatelle, il ne se passe plus grand chose mais c'est quand même pas Saint Jacques qui va jouer les remplaçants... pardon Docteur.
Il doit partir dans trois mois. C'est un soir au dîner que j'ai eu le programme. Une feuille imprimée. Un itinéraire très détaillé. Avec les étapes, les temps de parcours, l'hébergement. Tellement précis que j'ai cru que c'était le compte-rendu du retour. J'ai quand même remarqué que rien n'indiquait comment il allait se rendre sur la ligne de départ. Vézelay, que c'était écrit. Il croit peut-être que la Monique, indigne d'accompagner son Raymond pendant deux mois et demi, alors que le Puy de Sancy tous les ans, il l'a pas fait tout seul si j'ai bonne mémoire. Il croit peut-être que la Monique elle va convoyer son Raymond de Levallois à Vézelay sans rechigner. Non Docteur, je vous le dis, n'insistez pas, ce sera Non. Manquerait plus que ça. Quand on perd la tête, il faut des jambes.

Et puis cette barbe, ces cheveux... On dirait le Christ. Lui, mon beau Raymond, toujours tiré à quatre épingles, le dernier homme sur terre à sentir encore l'Aqua Velva sur ses joues toujours douces et impeccables. Et vous savez ce qu'il a fait de ses cravates, Docteur ? Il les a mises à la poubelle. Pffuit, dans le vide-ordures. Tout simplement. Le Christ au moins il les aurait données aux pauvres ou en aurait fait des poissons.
Il me fait peur.

Arte c'est bien plus dangereux que TF1, je vous le dis, Docteur. Vive le foot !"

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